Patrimoine et création

Appelé à travailler tant sur des projets neufs que sur des existants, je demeure frappé par la divergence des points de vue et la rupture entre Patrimoine et Architecture. L’énoncé qui accole patrimoine et architecture révèle d’ores et déjà une ambiguïté qui traduit profondément un manichéisme très français : la présence de deux camps solidement établis, celui des anciens et celui des modernes, ou encore, celui des conservateurs et celui des créateurs.

La notion de patrimoine

Au cours du XVIe siècle, un grand nombre d’architectes de talent, tels Bramante, Raphaël, Michel-Ange, Palladio, consacrent une partie de leur expérience professionnelle à la proposition de solutions qui permettent de consolider et de rénover en transformant le style des édifices. S’il existe des différences d’écritures architecturales dans ces interventions liées à l’évolution des styles et des goûts, il n’y a jamais rupture avec l’œuvre originale.

La Révolution française constitue une rupture sans précédent, qui n’est pas seulement politique, mais aussi culturelle. Au-delà des saccages propres à toute révolution, se pose la question du devenir des témoignages de l’Ancien Régime.

Le XIXe siècle résonne également des querelles entre architectes et ingénieurs. Pour Viollet-le-Duc, l’interprétation du rationalisme médiéval et de la modernité de l’architecture gothique justifiait l’utilisation de matériaux contemporains dès lors qu’ils permettaient d’assurer plus sûrement une restauration. Ce siècle est scientiste ; la raison l’emporte sur le sentiment.

Pour Ruskin, intervenir sur un édifice ancien, le restaurer en supprimant des parties existantes ou en y ajoutant des éléments neuf, est un sacrilège : l’architecture a pour mission de transmettre la mémoire des générations passées et le double devoir de les conserver en vie le plus longtemps possible et de se préparer à édifier, pour leur succéder, des monuments à la fois nouveaux et dignes des précédents.

L’architecte et l’historien

L’historien est tourné vers le passé ; son objectif est la mémoire. Il donne son interprétation de ce qui s’est produit ; aucun historien ne peut s’engager à annoncer le futur. L’historien est donc par essence un conservateur.

L’architecte est tourné vers l’avenir, il fait appel à l’histoire, mais aussi à d’autres disciplines, pour comprendre l’existant. Son propos est celui du projet. Par définition, l’architecte est un créateur, même si le contexte dans lequel il travaille est ancien.

Mais qu’est ce qui fait la qualité architecturale ? C’est le respect de l’archè, l’esprit, et du tecktonikos, la structure. Un projet doit raconter une belle histoire, son histoire passée mais aussi une histoire à venir, c’est le nouveau dialogue, l’intégration. Quant au tektonikos, c’est la manière, la matière, la forme. Elle doit être sincère et traduire clairement les intentions de l’archè ; elle ne peut être déterminée a priori, elle est vocabulaire de la pensée et ne peut supporter le travestissement sous peine de détruire l’archè. Cela implique le doute et conduit à se comporter de manière critique et autonome par rapport à la demande ou un existant pour lequel chacun a une idée a priori.

Incontournable création

En ce qui concerne la relation entre patrimoine et création architecturale, l’histoire nous démontre généreusement que la création a toujours existé dans le patrimoine ; curieusement c’est lorsque la notion de patrimoine se précise, c’est à dire au courant du XIXe siècle, que l’aventure de la création cesse au bénéfice du retour en arrière, c’est à dire à tous les « néo » qui vont exacerber le style et oublier le fond. Créer dans l’existant, raconter une nouvelle histoire devient alors suspect, car l’unité de l’architecture n’est plus respectée. Les gardiens de la doctrine veillent. La déconstruction d’aujourd’hui n’est en fait qu’une recomposition, celle du mouvement, peut être du soubresaut, je dirais la phase ultime de l’architecture moderne, celle du baroque.

Il serait temps de sortir de ces conflits. Pour cela, il faut abandonner le manifeste et la provocation et accepter une pratique intégrée aux conditions actuelles de l’exercice du métier d’architecte. Il ne peut y avoir deux métiers : l’un artistique, l’autre technique, l’un privé, l’autre public, l’un conservateur, l’autre créateur. Le Patrimoine se constitue chaque jour. On souhaiterait qu’un même respect aille au passé tout aussi bien qu’à la création de chaque jour, même humble, même simple. On doit espérer que la frontière ne s’élèvera plus entre architecture vivante et architecture morte pour ne pas dire entre architectes vivants et architectes morts, qu’il ne soit pas malséant de construire, ni surtout d’essayer d’innover en construisant. Que face à l’architecture du passé, l’architecture du présent ait le droit de paraître.

Que l’on ne pratique pas pour autant l’architecture invisible qui, à force de ne pas paraître, fera disparaître la notion même de Patrimoine. Il faut entamer la réconciliation si l’on veut éviter la sclérose.

Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas le choix car nous évoluons dans un cadre bâti plus âgé que nous et nous créons celui qui nous survivra. Les architectes sont condamnés à régénérer cette architecture inadaptée ou à la faire disparaître. Pour que cette réconciliation se fasse, il faut aussi que l’architecture retrouve sa légitimité sociale. Nous l’avons vu, elle est déconnectée du public qui la rejette en masse considérant qu’elle est le fruit d’une élite de privilégiés produisant de l’architecture d’art et essai, dont ce même public serait le cobaye. Il préfère alors se réfugier dans une architecture bas de gamme, au parfum prétendument régionaliste. Plutôt que de continuer à ignorer avec mépris cette demande, les architectes se doivent de répondre aux attentes déçues par l’actuelle production.

Bruno DECARIS
Architecte en chef des monuments historiques

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